Après la mort d'Alexandre le Grand, l'Egypte a pris trop d'importance aux yeux d'Antigone, ami et lieutenant du Conquérant, qui ambitionne de refaire l'empire dépecé.

Or le chemin de guerre qui conduit jusqu'à Alexandrie passe par Pétra, la fabuleuse cité de pierre des Nabatéens. Là, au milieu des siens, vit Malika, prêtresse dépositaire du rituel anneau qui lui permet de connaître l'avenir.

Bientôt la conquête de la ville s'identifie pour le héros de cette histoire avec la conquête de cette jeune femme et, à travers elle, de l'anneau de Nabatène.
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Début de "L'Anneau de Nabatène", roman, l'Age d'Homme, 2007


Le Borgne


Seul dans la vaste chambre, Antigone de son œil valide regardait le soir tomber et, comme tous les jours à cette heure, il songeait à l'Égypte. Lorsque le soleil s'abaissait à l'horizon, lorsque le palais sur son pic de basalte s'apprêtait à retrouver un peu de fraîcheur, le Borgne plongeait dans une sorte de mélancolie dont il ne ressortait qu'à la nuit noire, quand les grands voiles rouges s'étaient entièrement dissipés dans le ciel et dans son esprit. Ce passage douloureux de la fin du jour était rempli de rêveries tellement anciennes qu'Antigone n'aurait pu dire quand elles avaient commencé.

Il se leva et s'avança jusque sur la terrasse. Sa barbe blanche faisait clair dans la nuit. Il posa ses deux mains sur la balustrade de bois. On devinait dans l'ombre la route ocre qui serpentait à travers les irrégularités du terrain et se perdait au loin. Un souffle d'air brûlant exhalait des ténèbres.

L'Égypte ! Il en avait rêvé dans les déserts d'Asie avec Alexandre, lorsqu'à la tête des fantassins alliés, il venait maintenir l'ordre macédonien dans les cités conquises par le roi. Tout enfant déjà, son père Philippe lui en avait parlé comme d'une terre promise. Le rêve des enfants dépend souvent de la puissance suggestive des pères, mais le Borgne savait que l'origine de sa vision remontait bien avant ces histoires paternelles, qui n'avaient fait que les réveiller.

Une lassitude traversa son visage marqué. Il scruta le sud du pays. Partout, il avait suivi Alexandre. S'il y avait une cité à prendre, il l'investissait ; s'il y avait un rempart à détruire, il l'abattait ; s'il y avait un fleuve à franchir, il le traversait ; s'il y avait une armée à renverser, il la défaisait. Aux côtés d'Alexandre, il était allé au bout du monde imposer aux barbares la liberté grecque. Tant de peuples avaient plié devant le génie du Conquérant, d'abord par force, ensuite par nécessité, enfin par raison. Qu'était devenu l'empire en une douzaine d'années ? C'est avec peine qu'il venait de reconquérir la Syrie et la Phénicie, il lui fallait à présent raccommoder des pans entiers de l'empire tombés dans de petites mains tyranniques, ce serait sans doute possible le long de la côte est de la Mer intérieure de retrouver les anciennes frontières, mais sans l'Égypte, sans Alexandrie, rien ne serait plus comme avant.

Un bruit dans son dos le tira de sa réflexion.

— Ah ! Mon fils, approche ! dit-il en se retournant.

Le soldat jeune et de belle taille qui avançait vers lui avait vingt-cinq ans. Démétrios était un peu moins grand que son père mais son air avait quelque chose de terrifiant et de gracieux à la fois. Les cheveux sombres coupés court accentuaient la hauteur de son front. Il portait sur la cuisse, à la manière des chefs perses, un glaive droit dont le pommeau luisait dans le rayon de lune. L'allure altière, il avait la souplesse du fauve et le pas décidé.

— Approche !


Dans l'œil bleu du père, le fils n'était pas sans rappeler cet Alexandre débarquant sur les côtes d'Asie mineure pour entraîner à sa suite les Macédoniens jusqu'en Inde. Il avait son impertinence, sa beauté, et même un peu de cette noblesse qui avait tellement séduit la phalange. Rien ne semblait à même de désarçonner sa jeune assurance.

— C'est à Alexandrie que repose le corps d'Alexandre, c'est donc à Alexandrie que nous devons aller le rechercher.

— L'heure n'est pas propice, père. Ptolémée est rentré chez lui comme dans une forteresse, et l'amertume de son échec à Myonte ne l'a pas affaibli. Au contraire, il conserve, vive, l'idée de revanche qu'il pense favorable à ses desseins car seule son avant-garde a été massacrée par nos troupes. Les devins que j'ai consultés ne prédisent rien de bon.

Antigone réfléchissait. Il s'accouda à la balustrade et se mordilla l'intérieur de la joue. Il savait chez Démétrios l'audace de la décision alliée à une vue claire des conditions qui augurent du succès, mais il le savait aussi prudent parce qu'il croyait aux prémonitions. Or, la crédulité fait bon ménage avec la stratégie. La seconde est parfois sans force où manque la première.

Obéissant à un ordre bref, des esclaves allumèrent les lampes à huile dans la pièce puis aux quatre coins de la carte, et les deux soldats s'approchèrent. Devant la carte déroulée, qui n'avait pas de secret pour eux, ils observèrent un profond silence. Penché, les deux mains appuyées à plat sur la table, Antigone semblait figé dans une immobilité hypnotique. Puis, soudain revenu à la vie, il posa rageusement son doigt là, là et là. Il s'agissait des places fortes ravagées par Ptolémée lors de son retour forcé : Jopé, Samarie, Gaza.

Il faut dire qu'Antigone avait eu un songe : il lui semblait progresser au milieu d'un champ dans lequel il semait d'un geste généreux de la limaille d'or. De cette semence s'éleva à l'été la plus belle moisson d'or qu'on pût imaginer. Cependant, quelques temps après, revenu dans son champ, il n'y avait retrouvé que de la paille coupée. Alors il avait entendu des paysans affirmer que c'était Ptolémée qui avait fait la moisson. Le sens était clair, et ce rêve l'avait poursuivi.

Amer, le vieillard haussa les épaules :

— Tu as raison, dit-il à Démétrios, oui tu as raison : tant que nous n'aurons pas assuré cette partie du pays, il serait illusoire de vouloir nous rendre en Égypte. Il faut contourner cet obstacle.

Sans un mot, le Borgne sortit de nouveau sur la terrasse et il se mit à songer à ces immenses troupeaux de moutons à demi sauvages que les bergers laissent courir dans l'arrière-pays. Parfois, une bête fauve affamée se glisse silencieuse dans l'obscurité et s'empare d'un mouton à la barbe de vigiles trop négligents, avant de se retirer sous le couvert de la nuit. Haussé sur la pointe des pieds, Antigone humait le vent. Il semblait chercher au loin la silhouette d'un gibier qui se dérobait dans l'ombre.

Mais c'était lui ce gibier introuvable, ce vieillard mal défendu contre une trop longue mémoire.

L'Égypte l'empêchait de vivre.